De Philippe Léveillé aux frères Cerea di Vittorio, en passant par Oreste Corradi, Umberto De Martino et Peter Brunel
La cuisine régionale est l’un des plus importants patrimoines culturels de l’Italie. Et les premiers plats en sont sans doute l’exemple le plus représentatif. C’est une forge d’émotions, fascinante à tous égards, aux ramifications innombrables, mais avec un dénominateur commun : les gens. Grâce à ce type de cuisine, les traditions sont maintenues en vie, rendant tangible un lien atavique. Et si les premiers plats régionales présentent de nombreuses nuances, probablement autant qu’il y a de personnes qui préservent une recette de famille, que se passe-t-il lorsque ces recettes traversent les portes d’une cuisine étoilée ? Pour répondre à cette question, nous avons interrogé six chefs étoilés du nord de l’Italie : Peter Brunel, 1 étoile Michelin au Peter Brunel Ristorante Gourmet à Arco, Enrico et Roberto Cerea, 7 étoiles Michelin, Oreste Corradi, 1 étoile Michelin à la Locanda Vecchia Pavia « Al Mulino », Umberto De Martino, 1 étoile Michelin au Florian Maison et Philippe Léveillé, 2 étoiles Michelin au Miramonti L’altro à Concesio (BS). Il en ressort que pour rendre un premier plat traditionnel « étoilé », il faut travailler à deux niveaux : tout d’abord, il faut partir d’ingrédients frais de grande qualité, qui sont ensuite transformés avec intelligence et passion. Selon Philippe Léveillé : « C’est comme si on cherchait le meilleur moyen de gâcher la matière première le moins possible. Ce n’est pas parce qu’une recette est bien établie qu’elle est également bonne ». Oreste Corradi le confirme. « Il est nécessaire de trouver des matières premières fraîches et de qualité. Des matières qui nécessitent très peu de transformation et qui, si nous poursuivons dans cette voie, seront proposées avec des modes de cuisson plus adaptés afin de valoriser le goût et la matière première elle-même ». Ce type de recherche, confirment les frères Cerea, « nous permet de nous adapter à la disponibilité du moment et au flux des mois, afin de proposer un itinéraire gastronomique toujours cohérent avec ce que nous offre la nature environnante ». Umberto De Martino résume simplement le concept : « Je pense que cuisiner des produits pauvres n’est pas difficile, tout comme il n’est pas difficile de les placer dans une gastronomie de haut niveau. Un spaghetto, les pâtes du peuple, peut être fait avec une variété de tomate ou dix différentes. Il s’agit d’utiliser les produits populaires avec sagesse et perspicacité ». Derrière cette spontanéité se cachent toutefois des années d’études et de travail. Peter Brunel nous dit : « Quand je pense à un plat, je me concentre sur un ingrédient et j’en étudie tous les aspects. Lorsque je l’ai maîtrisé, je crée un plat que j’essaie d’interpréter avec des ingrédients traditionnels de ma région. Dans chaque plat, en effet, nous trouvons trois éléments déterminants : la culture, le respect et l’amour. En effet, réinterpréter un plat traditionnel à sa manière n’est pas simple. Philippe Léveillé souligne l’importance d’étudier et de maîtriser ce que l’on fait en cuisine. « Avant de revisiter un plat traditionnel, il faut connaître son histoire en détail et être capable de le refaire parfaitement. Une fois que vous avez maîtrisé la recette originale, vous pouvez commencer à jouer et à réfléchir à la façon de la présenter de manière moderne. Si vous ne maîtrisez pas la base, c’est toujours une catastrophe ». Il s’agit donc d’avoir un grand respect pour les bases et les matières premières de toutes sortes. En effet, si l’on y réfléchit, il est beaucoup plus difficile d’impressionner l’invité avec un ingrédient médiocre qu’avec un ingrédient réputé. Obtenir l’appréciation d’un foie gras n’est pas si difficile, mais susciter l’étonnement du convive avec une carotte, par exemple, est une toute autre affaire. Philippe Léveillé l’exprime magnifiquement : « Chaque matière première a sa propre noblesse, elle est nourriture, elle est vie. La clé est de trouver la bonne façon de traiter un produit non précieux pour produire l’effet « wow ». Il n’est pas nécessaire de bouleverser la matière première, il s’agit simplement de découvrir de nouvelles choses. Le génie d’un chef réside dans le fait de créer l’étonnement avec quelque chose de connu, de codifié, de presque acquis. À cette fin, la technique doit être au service de la matière première, mais si vous n’appliquez que la technique, cela ne suffit pas. Il faut l’appliquer à une cuisine authentique et passionnée ». Peter Brunel en est un exemple éclatant, il suffit de penser au fameux Spaghetti de pommes de terre. Grâce à son lien avec le territoire, il est capable d’extraire l’essence maximale de chaque produit qui passe entre ses mains. « Dans mon ADN, il y a un lien fort avec la région du Trentin. Le concept de base consiste à valoriser la matière première, que je n’aime pas définir km 0, mais plutôt territoriale. Il existe ici un microclimat très particulier, du lac de Garde aux sommets de la Cima Tosa et du Monte Corno. On pourrait appeler cela un microclimat méditerranéen de montagne. Cela me donne l’occasion d’aborder différentes variétés de produits qui me permettent de varier à l’infini. Le chemin était alors naturel, j’ai combiné mon grand amour pour la cuisine péruvienne avec la culture Nikkei, donnant vie à une philosophie culinaire particulière. Très personnelle, inspirée par ma propre vision, je la définirais comme une cuisine de montagne destinée au monde international, valorisant la territorialité. L’affaire se complique lorsque l’on propose une cuisine régionale dans une autre région ; Umberto De Martino est un maître en ce sens. Pour rendre plus familière une cuisine « venue d’ailleurs », le chef est constamment à la recherche de la bonne contamination. « Par exemple, si je fais une panure, j’utilise de la farine de maïs pour rappeler la polenta, puis je reproduis la recette originale. Vous créez un plus grand attrait en incluant des ingrédients familiers afin que le client les reconnaisse plus facilement. Je veux parvenir à une contamination faite de respect et de connaissance du territoire dans lequel je vis ». « La tradition se perd, la vraie cuisine italienne est parmi les meilleures du monde. Ce sont des plats importants et je constate qu’ils ne reçoivent plus l’attention qu’ils méritent. Il est bon d’alléger la cuisine, mais pas de la changer complètement. Les cuisines régionales constituent un patrimoine très important, elles ont nourri des millions de personnes au cours des siècles. À la loupe et allégés par des systèmes de cuisson plus innovants, il est possible de préparer des plats sensationnels » : c’est ainsi qu’Oreste Corradi définit son lien avec la cuisine régionale. Les plats régionaux sont intimement liés à la mémoire ; grâce à eux, vous pouvez revivre vos souvenirs les plus chers. Pour les frères Cerea, c’est ça la cuisine régionale : « Pour nous, c’est avant tout des souvenirs et des émotions. Nous sommes très attachés aux plats que nous avons appréciés tout au long de notre vie, de l’enfance à l’âge adulte, c’est pourquoi dans nos menus nous essayons toujours de proposer des plats qui font référence aux traditions les plus authentiques de notre région, un câlin pour l’âme interprété avec un goût contemporain et des techniques d’avant-garde ». Eux aussi ont réussi à marier tradition et innovation : « Plutôt que de cuisine régionale, nous aimons parler de cuisine tout court : en 1966, lorsque nos parents ont ouvert le premier Da Vittorio ». Une autre observation intéressante émerge si vous demandez quel est leur cheval de bataille. Bien que chacun ait ses propres plats préférés, les chefs interrogés ont en commun la raison du lien avec ces plats : l’amour de la cuisine et de leur patrie. Peter Brunel est très attaché aux Spaghetti de pommes de terre car ils représentent la tangibilité de sa carrière professionnelle et de sa terre. Les frères Cerea sont également attachés au Paccheri alla Vittorio, qui leur permet de valoriser des ingrédients apparemment simples et d’avoir un contact direct avec le client grâce à la « mantecatura » (lien entre les pâtes) qui se fait directement à la table. En parlant de mantecatura, Oreste Corradi voit dans son Risotto alla Vogherese, avec du poivron, de la laitue et du thym frais, un grand plat du moment.